Carte blanche aux jeunes chercheurs
L’engagement post-attentat lors des attaques du 17 août 2017 à Barcelone et Cambrils
Table des matières
Texte intégral
01 janvier 2023
105-109
1Du citoyen anonyme qui déposa un message aux mémoriaux spontanés de La Rambla aux victimes mobilisées pour dénoncer publiquement leur oubli, l’engagement post-attentat prit des formes très diverses lors des attentats du 17 août 2017 à Barcelone et Cambrils (17-A). Ces actions diverses, issues initialement pour la plupart du registre des moments manifestants (Truc, 2016) post-attentat, ont la particularité d’être associées à des formes d’engagement (Thévenot, 2006) individuelles et collectives. Or, dans le cas catalan, ces formes d’engagement eurent la singularité de s’établir dans un contexte complexe – les tensions politiques et territoriales autour de la question indépendantiste les ayant de facto rendues problématiques.
2Dans ce contexte, il est essentiel d’enquêter sur la nature de cet engagement et de l’incidence des questions politiques et identitaires sur son expression. Des formes d’engagement évoluant vers l’action collective que ce soit par le biais des grands rassemblements publics post-attentat ou par l’instauration de logiques associatives ou victimaires une fois la rupture (Arquembourg, 2006) et les tensions événementielles dissipées.
3Cet article étudie les contours de cet « engagement post-attentat » dans un contexte de fortes tensions politiques et territoriales en Catalogne autour de la question politique et des identités à partir de l’étude du cas d’une victime du 17-A, Javier Martínez, particulièrement engagée après la perte de son enfant lors de ces attaques. Plus spécifiquement, il s’agit d’étudier leur évolution vers un registre de l’action collective et militante avec la constitution du collectif Les ales d’en Xavi – 17-A Volem saber la veritat : un collectif crée par Javier Martínez et érigé en tant qu’entrepreneur de mémoire au sens de Pollak (Pollak, 1993) agissant pour l’inclusion du 17-A dans une mémoire catalane de ces événements tragiques.
4Pour ce faire, nous avons mobilisé une approche pluridisciplinaire mêlant analyse sémiotique et discursive ainsi que des éléments issus de la sociologie des mouvements sociaux et de l’engagement. Avec une série d’entretiens réalisés à Javier Martínez et à des membres du collectif Les ales d’en Xavi – 17-A Volem saber la veritat ainsi qu’une série d’observations non-participantes effectuées dans la période 2019-2022 au sein des actes de commémorations publiques post-attentat à Barcelone, il s’agit ici de comprendre la nature de cet engagement et son évolution au sein d’une société fortement polarisée autour de la question politique et territoriale.
Un « devoir d’engagement » individuel
5Nous avons rencontré Javier à plusieurs reprises lors de la réalisation de notre enquête de terrain en Catalogne. Rapidement mobilisé après les attaques de la Rambla, la figure de Javier fut largement relayée par les discours journalistiques et politiques catalans comme un « symbole » des capacités de résilience de la société catalane.
6À cet égard, l’un des premiers moments évoqués lors de nos entretiens correspond à une concentration publique contre le terrorisme organisé par la mairie de Rubí (ville de résidence de Javier) le 24 août 2017. Lors de cette réunion publique, Javier et l’imam suppléant de la mosquée de Rubí se sont serrés dans ses bras entre pleurs et applaudissements du public. Ce moment, largement repris par les discours journalistiques et politiques catalans, est présenté par la victime comme un « besoin afin de contrer la haine au sein de la société catalane » dans l’optique de « faire passer un message d’amour malgré les circonstances tragiques des attentats1 ».
7Au sens de la pragmatique, ce geste symbolique peut être conçu comme un acte de parole illocutoire (Austin, 1970) imposant un changement de l’état précédent des choses. D’un point de vue sémiotique, il peut être appréhendé en tant que dispositif (Agamben, 2014) de fraternité citoyenne visant à contrer la haine contre la communauté musulmane et à rétablir les principes de fraternité citoyens brisés par l’action terroriste. Un dispositif que nous entendons ici au sens de sémiotique du terme : il a lieu dans une arène publique, visant à accompagner, guider et diriger les opinions par le biais d’un acte de parole illocutoire.
8À la suite de cette prise de conscience initiale, la victime entame un processus de réflexion autour des circonstances de ces attentats et multiplie ses apparitions publiques afin de dénoncer la responsabilité des pouvoirs étatiques dans la mort de son enfant. C’est une étape d’intenses et complexes relations intersubjectives avec d’autres victimes, journalistes, politiques et citoyens anonymes. Dès lors, l’activité de la victime s’intensifie avec un fort engagement au sein de l’association catalane de victimes UAVAT2 érigée ici en tant que public de citoyens affectés (Truc, 2020) par le 17-A revendiquant leur statut d’affectés par ces événements tragiques. Cette interaction et intensification des rapports intersubjectifs menèrent la victime à l’exploration de nouvelles formes d’engagement sur le plan individuel et collectif :
« La réponse (des institutions) fut de l’incertitude, de la frustration, et malheureusement, de la solitude. Nous avons expérimenté le manque d’humanité de certains journalistes qui ont rajouté des images douloureuses dans leurs publications, certaines institutions qui vont venir pour prendre une photo avec nous et nous oublier… Ou même avec les gens dans la rue. Tout cela m’a poussé à agir pour que cet enfer ne se répète plus jamais3 »
9C’est ainsi qu’en juin 2020, cette victime présente publiquement le collectif Les Ales d’en Xavi – 17-A Volem saber la veritat, un groupe d’action mêlant une dimension associative, victimaire, idéologique et militante. Ce collectif au nom duquel Javier et ses intégrants s’exprimeront, ne se présenta toutefois pas comme une association de victimes ou d’affectés par le terrorisme, mais plutôt comme une entité militant pour dénoncer publiquement l’implication de l’État Espagnol dans l’avènement de ces événements tragiques. Son nom officiel est, en effet, structuré en deux parties : la première faisant mobilisant l’image de Xavi et la deuxième faisant référence à une recherche active de la vérité.
La constitution d’un collectif d’action publique
10Ce collectif mena dès sa création une intense activité publique de contestation et dénonciation de la responsabilité de l’État lors de ces attentats. Cette activité s’effectua par le biais de plusieurs opérations discursives vouées à inscrire le 17-A dans un registre du conflit politique opposant Barcelone et Madrid dans la résolution de la crise indépendantiste catalane.
11La première de ces opérations fut la configuration d’une série de contre-récits visant à contrer les discours officiels sur ces événements. À cet égard, le collectif s’efforça d’établir une grammaire de la dénonciation (Boltanski et al. 1984) avec la création de catégories symboliques (bien/mal, coupable/innocent) visant à établir une différence entre victimes et instigateurs de ces attentats. L’image de Xavi devient alors un symbole du bien lié à une iconographie chrétienne de l’ange : « Il est un ange et il est parti à cause de ces gens…4 ». À contrario, l’image de l’État et des pouvoirs étatiques est reliée à l’ordre de la négligence et de la trahison aux citoyens catalans : « Ce n’est pas la même chose et ils essayent de refermer ce chapitre. Là, c’est l’État qui est responsable, c’est un acte de terrorisme d’État pour en finir avec le problème catalan5 ».
12Enfin, la deuxième de ces opérations fut l’instauration d’un récit mémoriel visant à inscrire le 17-A dans une échelle d’affectation catalane et au sein d’une mémoire régionale de ces événements tragiques. Dès lors, l’attentat sera nommé en tant qu’« opération politique », « acte idéologique » ou « terrorisme d’État » par leurs membres : « Tu sais ce qu’il s’est passé le 17 août 2017 ? Une opération d’État à l’encontre des Catalans avec des victimes innocentes comme le fils de Javier. Voilà la raison6 ». Dans cette perspective, le 17-A est de facto inscrit dans un registre de l’idéologie et présenté au sein de la société comme la conséquence de la « guerre brute » des appareils étatiques contre les citoyens catalans. Par conséquent, ce collectif agit en tant qu’entrepreneur de mémoire au sens de Pollak : il concevra un récit mémoriel sur ces événements, une représentation commune de ces événements et s’efforcera de les imposer dans un espace public catalan fortement bouleversé par la question politique et territoriale.
Bibliographie
Agamben Giorgio, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages poche, coll. Petite bibliothèque Payot, 2014
Arquembourg, Jocelyne, « De l’événement international à l’événement global : émergence et manifestations d’une sensibilité mondiale », Hermès, La Revue, vol. 46, nº 3, 2006, pp. 13-21.
Austin John Langshaw, Quand dire c’est faire. Paris, Le Seuil, 1970
Boltanski Luc, Darré Yann, Schiltz Mare-Ange, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 51, mars, 1984, p. 3-40
Pollak Michael, Une identité blessée. Paris, Éd. Métailié, 1993
Thévenot Laurent, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement. La Découverte, 2006
Truc Gérôme, Sidérations. Une sociologie des attentats. Presses Universitaires de France, 2016
Truc Gérôme, « Les victimes du terrorisme comme public de citoyens affectés. Sur la mobilisation des victimes des attentats du 11 mars 2004 à Madrid », Pragmata : revue d’études pragmatistes, 2021, 4, pp. 156-190.
Notes
1 Entretien avec Javier Martínez.
2 À ce sujet, voir : https://www.uavat.es/ca/
3 Entretien avec Javier Martínez.
4 Idem.
5 Idem.
6 Entretien avec un membre du collectif Les ales d’en Xavi-17-A Volem saber la veritat.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Cristian Monforte Rubia
Université Panthéon-Assas Paris 2 – Laboratoire CARISM École des Hautes Études Hispaniques et Ibériques – Casa de Velázquez. Courriel : cristian.monforte@casadevelazquez.org