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Carte blanche aux jeunes chercheurs

Marianne Dupont

Être journaliste engage : esquisse d’une définition à travers l’exemple d’un media indépendant

Article

Texte intégral

01 janvier 2023

111-117

1Depuis la fin du xxe siècle, les médias alternatifs investissent le paysage médiatique. Bien que ces dispositifs soient de formes et de natures hétérogènes, quelques spécificités communes peuvent être dégagées. Les médias alternatifs sont de petites structures qui souhaitent préserver leur indépendance économique des puissances industrielles et financières ou d’une tutelle étatique, et dont la couverture médiatique se développe autour des problèmes publics et des débats sociaux (Ferron, 2010, Couldry et Atton, 2003). Les journalistes, exerçant au sein de ces rédactions, constituent une frange de professionnels qualifiés d’“engagés”. Mon travail de recherche a pour objectif d’interroger cette notion de journalisme engagé. Les premiers résultats sont présentés ici.

2Le terrain choisi est celui du Média, une web-télé créée en 2017 à l’initiative d’une équipe de communicants politiques et dont l’ensemble de la rédaction se compose de journalistes professionnels. Cette répartition bouscule la représentation du positionnement du journaliste dans l’espace public : peut-on être journaliste professionnel et en même temps être engagé pour une cause ou dans un mouvement politique ?

3À partir du modèle théorique de champ élaboré par Pierre Bourdieu (2015), nous avançons l’hypothèse que nous assisterions à une reconfiguration du champ médiatique à sa marge, concomitante d’une redéfinition de la sphère politique. Le journalisme engagé se développerait dans un espace frontière à la jonction des deux champs.

4Les résultats présentés ici sont issus d’un corpus constitué de 224 journaux télévisés diffusés entre janvier 2018 et juillet 2019 sur la chaîne You tube du Média1, complété de 12 entretiens semi-directifs réalisés entre septembre 2020 et mars 2022 avec les acteurs du média : journalistes et réalisateur. L’ensemble de ces données a été analysé selon une approche socio-discursive (Charaudeau 2011, Ringoot, 2014) couplée avec une analyse de l’image (Compte et Mouchon 1984, Soulages, 2007).

5Cette recherche s’inscrit dans un cadre théorique construit autour de trois axes. Tout d’abord, la conception de la médiation dans l’espace public et son évolution (Harbermas, 1988, Miège, 2010, Dahlgren, 2000, Fraser, 2001). Puis la socio-histoire de la profession de journaliste qui permet de mettre en exergue les caractéristiques du développement du métier en France (Brin, Charron et de Bonville, 2004, Ruellan, 1993, 1997, Delporte, 1999 et Ferenczi, 1996). Et enfin, la notion d’engagement (Ion, 2001, 2012, et Thevenot, 2006) et celle de militant médiatique (Cardon et Granjon, 2013).

6Cette revue scientifique ainsi établie, plusieurs points se dégagent des analyses du corpus : en premier lieu, Le Média se positionne dans l’environnement médiatique en opposition aux médias traditionnels, « engagé » à travers sa ligne éditoriale et son système de financement. Cependant, dès l’origine du projet, une tension apparaît entre les normes corporatives des journalistes et leurs valeurs sociales. En conséquence, la question de l’évolution du champ journalistique vers l’engagement se pose. Ces journalistes semblent plutôt se définir comme des « militants du pluralisme médiatique2 », engagés dans un rôle social.

Profil des journalistes et organisation de la rédaction

7L’équipe de rédaction originelle est composée d’une quinzaine de journalistes. Après plusieurs départs en mars 2018 et quelques recrutements, ce sont une dizaine de journalistes permanents qui travaillent au sein de la rédaction du Média. Sur les 11 journalistes interrogés, 3 sont des femmes et 4 ont plus de 40 ans, 2 ont été formés dans une école reconnue par la profession, 4 ont fait un cursus en IEP, enfin 3 journalistes travaillent encore au Média.

8Le profil-type du journaliste du Média est un jeune homme, peu expérimenté et dont la formation n’est pas reconnue par la profession.

9Ces journalistes s’insèrent dans une structure médiatique spécifique, dont le Manifeste fait figure de texte fondateur, de ligne éditoriale et de projet de société. Publié dans Le Monde le 27 septembre 2017, le texte qui s’apparente à une profession de foi du Média se décline en sept points mélangeant valeurs sociales et principes organisationnels. Le journaliste qui intègre le Média doit faire sien le Manifeste, comme il doit s’insérer dans un dispositif spécifique. Afin de garantir l’indépendance économique, l’équipe fondatrice opte pour une structure associative déclarée le 28 octobre 20173. Le Média reçoit des cotisations de la part de sociétaires, qualifiés de socios.

10Progressivement, les salariés du Média et les socios œuvrent pour transformer la structure associative en structure coopérative sous forme de société coopérative d’intérêt collectif. Officialisée le 6 juillet 2020, la coopérative est constituée de collèges des différents collaborateurs. Un comité éditorial voit également le jour, constitué de plusieurs membres, et dont le rôle est de diriger la rédaction. Un des journalistes interrogés dira « l’histoire du Média, c’est une sorte de bataille pour démocratiser le travail. » (B, le 9 décembre 2020)

11Cette synthétique description organisationnelle posée, il convient ensuite d’analyser les pratiques professionnelles de ces journalistes.

Les pratiques journalistiques : faire voir l’engagement et l’action solidaire

12Lorsque nous interrogeons les journalistes du Média sur leur conception du métier, ils répondent tous assez unanimement qu’être journaliste, c’est « raconter une histoire ». De 2018 à 2020, le format utilisé pour raconter ces histoires est celui du journal télévisé diffusé du lundi au vendredi, à 20h. La volonté est alors de produire un contre-discours des JT des médias traditionnels.

Capture d’écran – Générique du journal télévisé « L’autre 20H » - saison 2018-2019

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13La composition des ces “Autre 20H” nous renseigne sur la représentation du monde du Média. Deux axes se dessinent : la lutte sociale et l’international. La lutte sociale est le sujet prédominant, à tel point que les grèves et les mouvements sociaux font l’objet d’une chronique hebdomadaire. “La météo sociale” a pour objectif de rendre visible toutes les actions citoyennes et contestataires sur le territoire français. Autre exemple, sous la direction d’Aude Lancelin, 19 % de l’ensemble des sujets traités concernent les Gilets jaunes. En comparaison, sur la même période, TF1 y consacre 4 % des sujets. Le Média fait donc du traitement médiatique des mouvements sociaux une spécialité, sa devise restera longtemps “Le Média : le média des luttes.” Cette lecture sociale amène à la question de l’objectivité que les journalistes interrogés semblent vouloir discuter spontanément. Les travaux de Gilles Gauthier (2016) rapportent l’objectivité à une méthode par laquelle le journaliste arrive à faire preuve de vérité. Cette méthode comprend plusieurs modes opératoires. Ce qu’un journaliste confirmera : « Non, l’objectivité n’existe pas […] Ou alors si un journaliste dit qu’il est objectif, c’est parce qu’il dira qu’il a recoupé ses sources, qu’il a respecté le principe du contradictoire, mais le simple fait de choisir un sujet sur lequel on veut travailler, c’est déjà une subjectivité » (H, le 21/02/2022). Les journalistes du Média revendiquent donc leur subjectivité, et celle-ci s’illustre à travers plusieurs techniques rédactionnelles « la parole qui marque le plus dans un reportage, c’est le premier interviewé. Ça veut dire qu’en fait, si je fais un sujet, […], je vais faire parler d’abord l’ouvrier qui est en grève » (J, le 30/03/2022).

14La question de l’objectivité rejoint le problème de la crédibilité des journalistes. Le Média s’insère dans l’environnement spécifique des médias indépendants mais souhaite rivaliser avec l’audience des médias traditionnels. Ses programmes illustrent cette dualité entre l’élaboration d’un contre-discours et le respect des normes audiovisuelles.

Le choix d’une énonciation discursive traditionnelle

15Pendant 2 ans, le journal est l’émission phare de la grille du Média. Le choix de la direction et des équipes techniques est de garder les conventions rhétoriques et scéniques des journaux traditionnels : les dominantes chromatiques, la musique qui ponctue le journal, le décor du plateau et enfin l’habillage sont calqués sur les éléments scéniques conventionnels des journaux télévisés (Véron, 1986, Soulages, 2007). Une variante importante concerne le ou la présentatrice dont les particularités ethnico-culturelles sont conservées, prenant ainsi le contre-pied des journaux télévisés traditionnels (Lochard, 2005).

16Enfin, l’analyse des 12 entretiens montre une différence dans l’utilisation du terme engagement. Trois acceptions se dégagent :

17- L’engagement politique (qui pourrait être synonyme de partisan).

18- L’implication dans l’entreprise médiatique.

19- L’implication dans un progrès social.

20Le terme est donc polysémique. Un point d’accord cependant, la grande majorité de journalistes interrogés rejette la formule de “journaliste engagé” : selon eux, l’expression serait dévalorisante.

21Au vue de ces résultats, nous développerons ici deux pistes de discussion sous forme de conclusion :

22Sur la question des formes de l’engagement des journalistes du Média, plusieurs indices nous permettent d’avancer que ces journalistes réfutent leur position partisane pour davantage se concentrer sur la mise en pratique de valeurs sociales, humanistes et démocratiques. Il semblerait que la forme du journalisme engagé oscille entre deux modèles, l’un décrit comme un journalisme activiste non-partisan, mettant à disposition d’une cause ses compétences professionnelles (Lévêque et Ruellan, 2010), et l’autre, analysé par Batsell en 2015 : un journalisme d’engagement, impliqué dans un projet social transposé dans l’entreprise.

23Peut-on pour autant qualifier ce mouvement de nouvelle forme de journalisme professionnel ?

24Tous les journalistes interrogés se réfèrent au journalisme d’information, la forme professionnelle prédominante au xxe siècle. Cette détermination à se conformer aux normes professionnelles tout en s’adaptant à la structure médiatique illustre ce que Denis Ruellan désigne comme une profession frontière (1993).

Bibliographie

Batsell, Jake, Engaged journalism. Connecting with digitally empowered news audiences, New York, Columbia University Press, 2015, 195 p.

Bourdieu, Pierre, Sociologie générale vol. 1. Cours au Collège de France (1981-1983), Paris, Seuil, 2015, 756 p.

Brin, Colette, Charron, Jean, de Bonville, Jean. Nature et transformation du journalisme : théorie et recherches empiriques. Sainte-Foy, Québec, Les Presses de l’université́ Laval, 2004, 454 p.

Cardon, Dominique, Granjon, Fabien, Médiactivistes, Paris, Les Presses de Sciences Po, Collection contester 9, 2013, 197 p.

Charaudeau, Patrick, Les médias et l’information l’impossible transparence du discours, 2e édition revue et augmentée, éd. Médias recherches Études, Bruxelles, Bry-sur-Marne, De Boeck, INA éditions, 2011, 256 p.

Compte, Carmen, Mouchon, Jean, Décoder le journal télévisé, Paris, BELC, 1984, 120 p.

Couldry, Nick et Atton, Chris, « Introduction », Media, Culture and Society, vol. 25, London, Thousand Oaks and New Delhi, Sage Publications, 2003, p. 579-586.

Dahlgren, Peter, « L’espace public et l’internet. Structure, espace et communication » Réseaux, n° 100(2), 2000, p. 157-186.

Delporte, Christian, Les journalistes en France : 1880-1950 : naissance et construction d’une profession, Paris, Éditions du Seuil, 1999, 449 p.

Ferron, Benjamin, « Le journalisme alternatif entre engagement et distanciation », in Leveque S. et Ruellan D. Journalistes Engagés, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 109-126.

Ferenczi, Thomas, L’invention du journalisme en France : naissance de la presse moderne à la fin du XIXe siècle, Paris, Payot, 1996, 275 p.

Fraser, Nancy, Valenta, Muriel, « Repenser la sphère publique : Une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès, n° 31(3), 2001, p. 125-156.

Gauthier, Gilles, « Un point de vue néoréaliste en épistémologie du journalisme », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo [En ligne], Vol. 5, n° 2, mis en ligne le 26 décembre 2016. URL : http://surlejournalisme.com/rev

Habermas, Jacques, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1988, 330 p.

Ion, Jacques, L’engagement au pluriel, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2001, 228 p.

Ion, Jacques, S’engager dans une société d’individus, Paris, Armand Colin, 2012, 220 p.

Lévêque, Sandrine, Ruellan, Denis, Journalistes Engagés, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.

Lochard, Guy, L’information télévisée mutations professionnelles et enjeux citoyens, Paris, CLEMI, Vuibert, Bry-sur-Marne, INA, 2005, 219 p.

Miège, Bernard, L’Espace public contemporain. Approche communicationnelle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, Communication, médias et sociétés, 2010, 227 p.

Ringoot, Roselyne, Analyser le discours de presse, Paris, Armand Colin, Collection ICOM Discours et communication, 2014, 218 p.

Ruellan, Denis, Le professionnalisme du flou identité et savoir-faire des journalistes français, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, Communication, médias et sociétés, 1993, 240 p.

Ruellan, Denis, Les « pros » du journalisme. De l’état au statut, la construction d’un espace professionnel, Rennes, Presses Universitaires De Rennes, Collection Res Publica, 1997, 170 p.

Ruellan, Denis, Nous, journalistes : déontologie et identité. Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011, 252 p.

Soulages, Jean-Claude. Les rhétoriques télévisuelles : le formatage du regard, Brussels, Belgium, De Boeck Supérieur 1re édition, Collection Médias-recherches, 2007, 156 p.

Thévenot, Laurent. L’action au pluriel, sociologie des régimes d’engagement, Éditions La Découverte, 2006, 312 p.

Véron Éliséo, « Il est là, je le vois, il me parle », Réseaux, n° 21(4), 1986, p. 71-95

Notes

1 https://www.youtube.com/c/LeM%C3%A9diaOfficiel/videos

2 Expression empruntée à Aude Dassonville dans l’article intitulé « Des médias indépendants précaires mais populaires », Le Monde, le 26 janvier 2022.

3 https://www.journal-officiel.gouv.fr/pages/associations-detail-annonce/?q.id=id:201700431458

Pour citer ce document

Marianne Dupont, «Être journaliste engage : esquisse d’une définition à travers l’exemple d’un media indépendant», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 18-Varia, Carte blanche aux jeunes chercheurs,mis à jour le : 13/02/2023,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=981.

Quelques mots à propos de : Marianne Dupont

LERASS, Université Jean Jaurès – Toulouse. Courriel : marianne.dupont@univ-tlse2.fr