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Carte blanche aux jeunes chercheurs

Amélie Peresson

« L’objectivité sale » : ce que les savoirs situés font à une thèse en SIC

Article

Texte intégral

01 janvier 2023

119-123

1Lors des doctoriales du LERASS, j’ai présenté une communication intitulée « Construire une posture de jeune chercheuse à l’aune d’un engagement militant et d’une activité professionnelle ». Elle retraçait les questionnements méthodologiques ayant marqué mes deux premières années de thèse en SIC, qui découlaient de la triple posture que j’entretiens avec mon sujet de recherche. Ma thèse est en effet dédiée à l’éducation libertaire, un sous-courant de l’anarchisme. Afin de la financer, je travaille comme professeure des écoles, et je suis par ailleurs une militante anarchiste. Je suis tout à la fois chercheuse, militante et praticienne de l’éducation. J’entretiens donc avec mon sujet de thèse tout un réseau de liens professionnels, affectifs et intellectuels qui bute sur l’exigence d’objectivité chère aux sciences humaines et sociales.

2Mes deux premières années de thèse ont ainsi été marquées par différents rappels à l’objectivité. Mes encadrants craignaient que je ne rédige un pamphlet épinglant l’éducation nationale plutôt qu’une thèse analysant les effets de l’éducation libertaire. J’ai donc longuement questionné la distance que je devais adopter face à mon sujet de thèse, afin de satisfaire les exigences scientifiques d’une thèse en SIC, sans pour autant escamoter mes engagements politique et professionnel. Cette réflexion s’est notamment cristallisée autour de la question méthodologique, qui est rapidement apparue comme la pierre d’achoppement de la juste posture qu’il me faut trouver en tant que doctorante. En recherchant des outils qui m’auraient permis de me détacher de mon sujet, j’ai découvert l’épistémologie des savoirs situés, qui me semble tout à la fois assurer la validité scientifique et l’aspect engagé de ma recherche.

3Cette présente proposition de communication est ainsi pensée comme le prolongement de celle présentée lors des doctoriales du LERASS. J’aimerais y explorer plus précisément la position épistémologique rendue possible par les savoirs situés pour pointer les avantages et les risques qu’elle implique pour une recherche en SIC.

Un engagement butant sur les cadres instituants d’une thèse en SIC

4Mes engagements politiques et professionnels semblent empêcher toute distance critique avec mon objet d’étude. Pour éviter de verser dans le pamphlet, et afin de « rentrer dans la thèse », l’un de mes encadrants m’a conseillé au début de ma première année de travail de rédiger mon auto-socioanalyse à la manière de Bourdieu, afin de créer une distance avec mon sujet. Je me suis donc documentée sur cette pratique réflexive, et je me suis livrée à l’exercice, afin de recenser tous les liens que j’entretiens avec cet objet qu’est l’éducation. L’objectif était de clarifier les conditions de production du savoir que je me propose d’élaborer avec cette thèse, afin de garantir sa neutralité.

5Toutefois, j’ai découvert les travaux de Fabien Granjon sur le sujet. S’il considère que l’auto-socioanalyse est nécessaire à tout chercheur, il estime cependant que la neutralité est un idéal institutionnel auquel il faut renoncer. Dans un entretien intitulé « Engagement, critique et SIC » (Granjon, 2014), il dresse une rapide généalogie du concept de neutralité axiologique, dont la paternité est attribuée à Max Weber. Selon lui, il faut opposer neutralité et propagande, et non pas distanciation et engagement. Il souligne que la dimension normative reste peu pensée dans le champ académique des SIC, qui est marqué par ce qu’il nomme un « travers de l’épistémocentrisme » créant une coupure entre le sujet réfléchissant et le sujet agissant. Cette auto-socioanalyse m’a donc conduite à déconstruire mon propre projet de recherche, mais aussi à questionner certaines normes régissant notre discipline. J’ai ainsi pu construire une véritable vigilance épistémologique non pas en prenant à tout prix une distance artificielle avec l’éducation, mais précisément en reconnaissant les liens subjectifs que j’ai noué avec cet objet. Pour ma part, j’ai conduit cette entreprise de clarification grâce à l’épistémologie des savoirs situés.

Les savoirs situés : abandonner l’illusion d’un regard désintéressé pour accroître sa vigilance épistémique

6Dans son ouvrage Modest_Witness@Second_Millenium, Haraway critique les modes de production de la connaissance scientifique héritées de l’épistémologie moderne (Haraway, 1997). Elle fustige notamment la figure du « témoin modeste », héritée de la modernité du xviie siècle, qui est censée garantir l’objectivité parfaite de la personne construisant un savoir sur un objet donné. Le chercheur serait une figure de verre, parfaitement transparente, capable de donner à voir la pure réalité du phénomène étudié, sans lui infliger aucune diffraction. Or, pour Haraway, ce témoin utilise ce qu’elle nomme le « God trick », c’est-à-dire « l’astuce divine ». Il se présente comme un sujet de connaissance désincarné, jouissant d’une vision surplombante du monde qui lui permettrait de s’effacer du processus de production d’un savoir. Elle s’efforce alors de rendre toute sa pesanteur à ce témoin modeste : derrière lui se cache l’opacité et la densité du corps et de l’esprit d’un homme adulte blanc, occupant une position de domination au sein des sociétés occidentales modernes. Ce témoin n’a donc absolument rien de transparent, car son regard n’a rien de désintéressé, puisqu’il est fondamentalement diffractant. Haraway révèle ainsi le réductionnisme de témoin modeste, qui rabat le savoir scientifique sur des discours faussement innocents, qui ne décrivent qu’une fraction de la réalité. Haraway considère à l’inverse que tout discours de connaissance porte le rapport que le chercheur entretient vis-à-vis du monde, Haraway estime ainsi que chaque personne est responsable de la description du monde qu’elle produit.

7L’épistémologie des savoirs situés invite ainsi le chercheur à se questionner sur sa propre position, et à rendre visibles les biais personnels qui diffractent les phénomènes qu’il étudie. Cependant, Haraway ne renonce pas à la possibilité de fabriquer un savoir fiable : elle se propose simplement d’identifier de nouveaux marqueurs de fiabilité, autres que la distance et la neutralité axiologique, qui sont pour elle deux positions impossibles. Elle propose ainsi de nouvelles pratiques d’objectivité scientifique à travers l’épistémologie des savoir situés. Elle esquisse la figure du témoin fiable, qui renonce à formuler des vérités objectives et universelles. Partant du principe que toute étude est nécessairement marquée par son contexte politique, économique, social et culturel, ce témoin commence par cartographier précisément la place qu’il occupe dans le monde par rapport à son objet d’étude. Plutôt que de tenter de s’ériger en sujet sans ancrage dans le réel, ce témoin fiable révèle la position partielle depuis laquelle il tente de « rencontrer », et non de simplement décrire, son objet. Cela implique de revendiquer une objectivité « sale », perturbée par une vision passant « par le bas », « par le corps » des êtres occupant une certaine situation au sein du monde, marqués par des conditions matérielles de vie diverses et variées, et engagés dans une relation donnée avec un objet d’étude.

8Ce faisant, Haraway ne sacrifie pas l’objectivité sur l’autel du relativisme. Elle considère au contraire que reconnaître et exploiter cette vision partielle occupée par le sujet garantit une meilleure objectivité que celle rendue possible par le témoin modeste. En effet, cette vision permet d’accéder à des modalités de connaissance du monde bien plus variées, qui enrichissent finalement les critères de scientificité. Les différents discours de savoir élaborés à partir de différents corps, expérimentant différentes positions au sein des sociétés (parfois marginales), permettent en fin de compte d’enrichir la connaissance du monde, en révélant les mêmes objets sous des angles, des échelles, et des sens différents. Pour Haraway, ces savoirs situés racontent le monde d’une manière bien plus adéquate et plus étroite que les discours formulés par un témoin déconnecté du réel. La multiplicité de discours portants sur un seul et même objet ne fait donc pas tomber la science dans le relativisme. Haraway souligne précisément la dimension heuristique de cette potentielle conflictualité. Il faut simplement apprendre à articuler et à mettre en relation ces points de vue situés, en repensant les communautés de savoir, qui sont toujours traversées par des désaccords.

Conclusion

9Pour conclure, l’épistémologie des savoirs situés m’a conduite à prendre acte de la proximité affective et intellectuelle que j’entretiens vis-à-vis de mon objet d’étude. Plutôt que de la considérer comme un biais cognitif qu’il s’agirait d’effacer, elle m’est apparue comme une réalité avec laquelle il fallait composer. En fin de compte, c’est mon triple engagement éducatif qui m’a permis de renforcer ma rigueur épistémologique, en me conduisant à reconnaître la dimension subjective de toute recherche. J’entretiens des liens affectifs et intellectuels avec mon objet de recherche, que je me suis efforcée de rendre conscients et visibles. Plutôt que d’effacer cette réalité du travail de recherche, je tente de la prendre en compte en m’inspirant de l’épistémologie des savoirs situés, et en dévoilant clairement dans mon travail de recherche le caractère historiquement et socialement situé de mon propre positionnement de doctorante, de militante et de professeur.

10J’aimerais cependant conclure en nuançant le « privilège épistémique » qu’Haraway confère des savoirs situés. Il me semble déraisonnable d’affirmer qu’un chercheur ne pourrait étudier rigoureusement un objet qu’à partir du moment où il entretient un rapport intime avec lui. Les savoirs situés ne constituent qu’une façon parmi d’autres de construire sa réflexivité.

Bibliographie

Donna Haraway, Modest_Witness@Second_Millenium, Routledge, 1997.

Granjon Fabien, « Engagement, critique et sciences de l’information et de la communication », dans Bourdeloie Hélène, Douyère David (dir.), Méthodes de recherche sur l’information et la communication, Regards croisés, collection MediaCritic, Mare & Martin, Paris, 2014, p. 47-77.

Marc-Kevin Daoust, « Repenser la neutralité axiologique », Revue européenne des sciences sociales, n° 53, 2015.

Catherine De Lavergne, « La posture du praticien-chercheur : un analyseur de l’évolution de la recherche qualitative », Actes du colloque Bilan et prospectives de la recherche qualitative, dans Recherches Qualitatives, Hors-Série n° 3, 2007.

Laurent Di Filippo, Hélène François, Anthony Michel (dir.), La position du doctorant. Trajectoires, engagements, réflexivité, Presses universitaires de Nancy, Nancy, 2012.

Jeanne Favret, « Être affecté », Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, n° 8, 1990, p. 3-9.

Laurent Martin, « Les savoirs situés représentent-ils une menace pour l’Université française ? Quelques réflexions d’un historien « universaliste » sur les études culturelles », Revue d’histoire culturelle, n° 2, novembre 2021.

Anne Piponnier, « Le projet dans les pratiques de recherche. Pour un retour réflexif et critique sur nos engagements », Sciences de la société, 2014, n° 93, p. 110-123.

Érik Neveu, « Recherche et engagement : actualité d’une discussion », dans Questions de communication, n° 3, 2003, mis en ligne le 1er juillet 2003, consulté le 18 juin 2022 : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/7469.

Thoury Claire, L’engagement étudiant dans un monde d’individualisation : construction identitaire et parcours politique, Thèse de doctorat de Sociologie, Université Sorbonne Paris Cité, 2017.

Pour citer ce document

Amélie Peresson, «« L’objectivité sale » : ce que les savoirs situés font à une thèse en SIC», Les Cahiers de la SFSIC [En ligne], Collection, 18-Varia, Carte blanche aux jeunes chercheurs,mis à jour le : 13/02/2023,URL : http://cahiers.sfsic.org/sfsic/index.php?id=983.

Quelques mots à propos de : Amélie Peresson

CELSA, Université Paris-Sorbonne, GRIPIC. Courriel : amelie.peresson@gmail.com