Carte blanche aux jeunes chercheurs
Entre engagement identitaire et engagement scientifique : une recherche-action pour la valorisation de San Michele en Corse
Texte intégral
125-129
01 janvier 2023
1La présente communication s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat à la croisée des Sciences de l’Information et de la Communication et de l’Anthropologie. Notre recherche-action a pour objectif d’assurer la valorisation d’une figure de la religiosité populaire (Verdoni, 2010) corse, celle de l’Archange San Michele, par le biais d’un webdocumentaire dédié et d’étudier l’expérience vécue d’un panel de participants afin de savoir si ce dispositif est pertinent ou non dans le cadre d’une valorisation patrimoniale.
2Autour de la thématique de l’engagement proposée par les Doctoriales, nous avons choisi d’interroger le double engagement identitaire et scientifique qui fût le nôtre.
3Pour dire le mot « engagement », le corse utilise la parole « indiatura », dont l’étymologie proviendrait du latin idea, idée. L’indiatura, pourrait ainsi définir l’action qui consiste à faire voyager ses idées. Si l’on accole à ce mot celui d’identité, l’engagement permettrait alors d’exprimer une volonté d’action propre à un individu qui se reconnaitrait dans une communauté, voire plus largement dans une société : un engagement citoyen en définitive. Là où il pouvait y avoir du lien nous voulions recréer du sens, en replaçant l’individu au cœur d’une identité communautaire, car après plusieurs parcours dans le domaine du patrimoine et de la culture, un constat s’imposait à nous : nous remarquions que les actions de médiations patrimoniales locales étaient majoritairement conçues dans un but touristique et qu’elles faisaient du patrimoine un simple produit à vendre, en ne s’adressant que très rarement aux insulaires alors que l’étymologie même du mot patrimoine renvoie a qui nous ai légué par le père.
4Notre engagement ici est « situé » puisque comme le souligne si bien Davallon (2004, p. 22) « lorsque nous étudions des faits de notre culture qui engagent des processus de croyance - ou pour mieux dire, des processus idéologiques producteur de représentations et de positions - nous sommes confrontés à l’extrême proximité que nous entretenons avec eux. Nous saisissons immédiatement le sens des choses et des pratiques ; nous sommes directement soumis à leurs effets (leur opérativité) ; nous sommes engagés dans les relations qu’elles construisent ou impliquent. »
5Situé donc, mais évidemment scientifique, et pour ce faire, il nous a fallu dépasser nos propres attentes et désirs personnels, tout en acceptant une certaine subjectivité propre à notre domaine de recherche, notamment dans le cadre méthodologique de restitution d’analyse. Cependant, le manque de reconnaissance identitaire que véhiculaient les médiations patrimoniales insulaires n’interrogeait pas notre simple regard partial. Le même sentiment se retrouvait chez un grand nombre d’acteurs locaux du patrimoine. Notre but bien sûr, n’était pas de chercher une vérité absolue, mais dans une perspective pragmatique chère à John Dewey (Rozier, 2010) lorsque « quelque chose fait question » que nous devons « résoudre un problème, dépasser une difficulté, combler un besoin ou un manque » il faut s’y atteler par le biais d’une enquête en testant des hypothèses, des valeurs, des théories. La motivation de notre recherche semble reposer sur une vision personnelle du patrimoine. C’est en partie vrai, et il serait inutile de nier les appétences intimes qui motivent tout chercheur. Mais « la rigueur scientifique ne consiste-t-elle pas d’abord à reconnaître cette subjectivité ? » (St-Cyr Tribble et Saintonge, 1999, p. 123 in De Lavergne, 2007).
6Notre thèse propose donc un double engagement : citoyen militant et scientifique. Si le premier engagement exprime la conscience et le libre choix d’une personne mobilisée pour défendre une valeur, l’engagement scientifique même s’il est volontaire renvoie lui à une idée de contraintes à respecter et de cadres à délimiter.
7C’est pourquoi, notre recherche vise à « faire émerger des dynamiques d’expérimentation et d’action réflexive sur le terrain, à dégager quelques pistes d’action pour mieux faire, pour faire autrement » (idem), non seulement à titre personnel, mais en intégrant les volontés communes à d’autres acteurs du patrimoine.
8Aussi, si notre recherche-action est subjective, notre positionnement scientifique n’a eu de cesse de chercher à objectiver notre démarche au risque de l’auto-critique de notre subjectivité.
9Pour proposer une médiation patrimoniale, nous avons fait le choix de m’intéresser à un dispositif particulier : le webdocumentaire. Ce support multimédia en ligne permet aux internautes grâce à une narration interactive d’être les acteurs de leur découverte. Mélanie Bourdaa (2021, p. 10) nous dit que la mise en récit du patrimoine et le retour à la fiction dans les pratiques de médiation culturelle facilite l’intériorisation sensible des savoirs véhiculés, par le recours à des formes de narration qui font appel aux émotions pour « ré-enchanter » les lieux ». Ce dispositif semblait donc approprié pour créer une médiation patrimoniale intéressante en redonnant du sens au territoire.
10Odin (2000, p. 9-13) dit que : « plus les déterminations, qui pèsent sur l’espace de la réception se rapprochent des déterminations qui pèsent sur l’espace de la réalisation et plus il y a de chances pour que les constructions opérées par l’actant lecteur se rapprochent de celles effectuées par l’actant réalisateur, et donc plus il y a de chance pour que les deux actants se comprennent ». Nous sommes partie du postulat qu’en créant notre webdocumentaire selon nos propres déterminations, nous pourrions parvenir à faire sens chez les utilisateurs, puisque nous avons grandi au sein d’un même milieu (Berque, 2000).
11Ici, l’engagement est à nouveau double mais avant tout intrinsèquement lié, puisque cette mise en relation de l’identitaire et du scientifique permettraient aux utilisateurs non seulement de se reconnaitre mais d’acquérir de nouveaux savoirs et de nouvelles expériences.
12Or, la distanciation se devait d’être respectée dans le cadre de la conduite et de l’analyse des entretiens avec le panel. Comment tenir compte de la subjectivité des participants sans y inclure la nôtre, car comme le souligne Philippe Bonfils (2014, p. 54) : « il n’y a pas de réalité objective. » Il faut donc pour cela parvenir à récolter les ressentis personnels de l’utilisateur qui émanent de la navigation de l’utilisateur et qui participent à l’élaboration d’un processus de construction cognitive et subjective que l’on nomme l’expérience vécue (Leleu-Merviel, Schmitt, Useille, 2018). Comment parvenir alors à faire ressortir dans une analyse une telle subjectivité ? Daniel Schmitt (2018) y répond : « si l’on peut enregistrer la trace de l’activité d’un acteur, il est possible de saisir la construction de sens de cet acteur. »
13L’enjeu de notre analyse consistait à qualifier l’action et la place de l’utilisateur au sein du dispositif proposé par notre webdocumentaire interactif. Pour ce faire, notre méthodologie d’analyse s’inspire de la méthode de restitution subjective en situation, exploitée en Sciences de l’Information et de la Communication par Daniel Schmitt : REMIND1.
14Notre méthode consistait à faire visionner le webdocumentaire aux participants pendant une quinzaine de minutes, tout en les filmant, puis nous visionnons avec eux leur expérience.
15Au cours des entretiens, notre impulsion de départ a gagné en maturité, nous avons appris à nous distancier de plus en plus, à laisser parler librement le participant sans intervenir ou au contraire à interagir avec lui quand le besoin s’en faisait ressentir, lorsque l’on voyait que cette discussion était souhaitée par le participant lui-même. En clair à nous adapter et à nous « reconfigurer » en permanence pour les besoins de l’analyse. Aussi, si nous avons suivi notre méthode inspirée de Schmitt, ce n’était pas d’une manière aveugle et cloisonnée. Certaines fois, les participants répugnaient à se regarder et cela bloquait leur restitution. Il nous paraissait plus pertinent alors de les laisser nous raconter leur expérience et de la mettre en confrontation avec la vidéo que nous regardions après, plutôt que de prendre le risque d’imposer une contrainte qui viendrait biaiser les analyses. Nous pensons qu’il faut parvenir à se distancier des participants pour obtenir un résultat scientifique et éthique sans y mettre ses propres désirs de résultats, mais en Sciences Humaines et Sociales il est tout aussi important à notre sens de parvenir à se distancier de la méthode pour ne par perdre de vue que l’on ne discute pas avec un élément figé, qu’on ne traite pas d’un objet inerte, mais que nous sommes avant tout des chercheurs du sensible et de l’humain. Car lorsque l’on se confronte à l’analyse de la subjectivité, on ne peut pas faire fi des interaction avec les participants, ne pas prendre en considération leurs attentes, leurs désirs ou leurs besoins.
16De plus, en accord avec Daniel Bizeul (2011) : ce sont « nos expériences du monde, appréhendées comme singulières, mais en réalité partagées, qui nous rendent possible d’accéder à l’univers mental et affectif des autres, y compris ceux dont le milieu ou la conduite particulières nous sont au départ étrangers » et c’est notre « intuition » qui nous permet de réfuter telle ou telle théorie, de chercher d’autres éléments de compréhension, de sortir de la simple description et de tendre vers l’analyse.
17En d’autres terme, ce sont nos déterminations communes qui nous ont permis à la fois de créer le webdocumentaire, de conduire les entretiens et d’analyser le résultat de ces derniers.
18Cependant, d’autres participants ayant d’autres valeurs, d’autres situations, d’autres contextes, engendreront certainement d’autres résultats et peut-être faudra-t-il alors adapter la méthode voire en changer.
Bibliographie
Articles
De Lavergne Catherine, « La posture du praticien-chercheur : un analyseur de l’évolution de la recherche qualitative », Recherches qualitative – Hors Série – numéro 3, Actes du colloque Bilan et prospectives de la recherche qualitative, 2007
Rozier, Emmanuelle, « John Dewey, une pédagogie de l’expérience », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 2010, p. 23-30.
Ouvrages
Berque Augustin, Ecoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Paris : Belin, 2000, 271 p.
Bideran Jessica et Bourdaa Mélanie (ed.), Valoriser le patrimoine : via le transmedia storytelling : réflexions et expérimentations, Paris : Complicités, Coll. « Muséo-expographie », 2021, 184 p.
Davallon Jean, Le don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris : Hermès science publications-Lavoisier, Coll. « Communication, médiation et construits sociaux », 2006, 222 p.
Leleu-Merviel Sylvie, Schmitt Daniel et Useille Philippe, De l’UXD au LivXD. Design des expériences de vie, Londres : Iste Éd., Coll. « Sciences, société et nouvelles technologies », 2018, 296 p.
Odin Roger, De la fiction, Bruxelles : De Boeck Université, Coll. « Arts et cinéma », 2000. 183 p.
Verdoni Dominique, A settimana santa in Corsica : une manifestation de la religiosité populaire anthropologie du patrimoine social, Ajaccio : Albiana, 2003, 317 p.
Ouvrages collectifs
Bizeul Daniel, « L’expérience du sociologue comme voie d’accès au monde des autres », in Delphine Naudier Des sociologues sans qualités : Pratiques de recherche et engagements, Paris, La Découverte, 2011, p. 167-185.
Schmitt Daniel, « Un pas vers le design d’expérience dans les musées », in Sylvie Leleu-Merviel, Daniel Schmitt, Philippe Useille De l’UXD au LivXD. Design des expériences de vie, Londres, Iste Éd., coll. « Sciences, société et nouvelles technologies », 2018, p. 225-237.
Thèses et HDR
Bonfils Philippe, « L’expérience communicationnelle immersive : entre engagements, distanciations, corps et présence », 2014.
Notes
1 (Reviviscence, Experience, Emotions, sEnse MakINg micro Dynamics).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Elia Vallecalle
ATER en SIC. Università di Corsica. UMR LISA CNRS 6240. Courriel : vallecalle.elia@gmail.com